Vertige

Peignoir. Café. Cigarette. Douche. Les minutes défilent. Les secondes filent. 7:00. L’assaut commence. À peine levé, tout s’enchaîne, tout s’empile dans une précipitation organisée. On enchaîne les gestes, frénétiquement, dans une mécanique bien huilée. Chaque matin, c’est la même danse. Les pensées sautent, s’entrechoquent, se bousculent. Le mail non envoyé hier soir, la lessive restée humide dans la machine, la réunion de 10:00, le déjeuner avec ce collègue dont j’ai oublié le nom. Faut que j’y aille, je vais être en retard. Le regard balaie les miettes de pain restées sur le comptoir, souvenirs éphémères du repas d’hier soir. La vaisselle attendra. Je pars.

La course est folle, erratique. Ici, une silhouette pressée ; là, une ombre évanescente. Tous fuient quelque chose sans jamais le nommer. Qu’importe le but, l’important c’est de bouger, remplir les cases de l’agenda. Jusqu’à saturation. Faire, agir, produire, ne pas gaspiller une seule minute. Je fuis le vide, je répugne le silence. Le métro me prend au vol, m’engloutit. Les corps tassés s’ignorent, les yeux rivés sur leurs écrans. Un arrêt, puis un autre. Déjà, la frénésie gronde sous la peau. Sifflements, tintements, vibrations. Entrelacs de jambes et d’épaules se déversent sur le quai. Je suis aspiré, la torpeur me gagne. Je traverse la ville sans jamais la voir.

La journée s’étire. À chaque mail envoyé, une nouvelle sollicitation, une énième urgence. Le stylo joue nerveusement entre mes doigts, le pied bat le sol. Poussé par cette force invisible qui commande : « Avance, avance, avance ». Marcher, courir, vivre sans pause. Qui a encore le temps de s’arrêter ? Et, dans de rares moments de répit, on y croit. Ces instants de bonheur fugaces, où je partage un repas avec lui. Un dîner simple. On se sourit, on parle de nos journées, on rêve ensemble des prochaines vacances. Puis, une pensée s’immisce. L’appel non passé à mes parents, le livreur qui doit passer demain matin, le rendez-vous à prendre chez le dentiste. L’instant est brisé. La légèreté s’évanouit. On se sourit toujours, mais nos regards s’échappent.

Le soir tombe. Les néons blafards de la rue se reflètent sur les pavés mouillés. Tout scintille. Et, pourtant, rien n’accroche le regard. Je rentre. Des ombres filent à mes côtés, visages fermés, d’un pas résigné.

Alors, j’ai freiné. J’ai coupé le flot. Difficile. Comme un sevrage d’un trop-plein d’adrénaline. Je me suis assis. Sur la table, une feuille. Elle était vide. Désespérément blanche. Hostile même. L’idée de poser un mot m’a traversé, puis s’est envolée. Qu’aurais-je à dire ? Écrire… Pourquoi ? Parce que tout va trop vite. Parce qu’on perd le fil. Parce que l’illusion de la vitesse nous dévore. Chaque ligne posée sur la page est un ralentissement volontaire, un acte de résistance. Chaque mot devient encre pour ancrer ce que l’on veut, ses pensées, ses peurs, ses espoirs. Écrire, c’est revenir à soi, s’enraciner dans cette lenteur par choix et par nécessité. Quelques phrases timides s’étalent, encore peureuses. Mon écriture s’agite, se mêle à ma fébrilité. Mais, doucement, le silence s’installe. Un rythme s’esquisse. Les mots se posent, s’attardent, forment des volutes, s’étirent et, enfin, se fixent. Je reprends possession de ces moments qui m’ont glissé entre les doigts, que je n’ai pas su vivre. Je les sauve, un par un. Le matin qui s’est évanoui sans que je l’aie vu, ce dîner à deux où je n’étais pas vraiment là, ce café que je n’ai pas bu. D’une écriture lente et sereine, une vibration subtile résonne. Je respire. Et, dans ce murmure ténu, le temps n’est plus un tyran. L’écriture me le restitue, doucement, lentement. Elle m’ouvre ce refuge où je ne cours plus. Où je n’ai plus peur d’oublier de faire et peux enfin devenir être. Je m’arrête.

Ce texte fut lauréat du concours "Let's Write" de Montblanc