La librairie
Le matin est gris. Humide. Déprimant. Un de ces jours où le ciel est trop bas, où tout est calme. Les feuilles tombées des arbres collent au sol. Je suis sorti sans réfléchir. Par habitude. Et, évidemment, j’ai oublié mon parapluie. Pourtant j’avais bien vu qu’il pleuvait, et ce pour le reste de la journée. Je continue à marcher, tout en ralentissant le pas. J’hésite : retourner chercher mon parapluie ou faire avec. Enfin sans. J’esquisse rapidement les scénarios des possibles de ce choix. Revenir en arrière, devoir sortir la clé du sac, enlever les chaussures pour ne pas salir la maison, hésiter sur quel parapluie prendre, le grand qui assure une bonne couverture, mais n’est pas pratique une fois replié, le petit qui ne prend pas de place, mais qui n’est à utiliser que par pluie fine et courte, ou encore le moyen, compromis idéal de taille et praticité, mais d’un gris aussi affreux que le ciel et une poignée branlante qui menace de rompre à chaque bourrasque. Un scénario qui me fatigue déjà. D’autant que tout en réfléchissant à que faire, je continue d’avancer et que donc tout scénario comprenant un retour à la maison se voit ainsi prolongé à mesure de plusieurs mètres… Ne pas retourner chercher un parapluie. Un risque important de finir détrempé. Quoique… les prévisions météo annoncent une accalmie rapide et l’apparition du soleil dès la fin de la matinée. Mais je ne leur fais pas confiance. Le voile nuageux est dense et d’un gris profond, un gris qui n’augure pas de promesse radieuse. Il ne manquerait plus, que pour une fois, ces météorologistes soient dans le juste. Et donc retourner chercher un parapluie c’est s’encombrer inutilement pour le reste de la journée. Surtout si je prends le grand… car ça tombe dru. Mon jeans clair en témoigne par son changement de couleur. Mes chaussures ne sont pas adaptées si ça continue à nous tomber dessus comme ça. Dans moins d’une heure, l’eau aura atteint les chaussettes. Je déteste avoir les pieds mouillés. En plus, j’aime bien ces chaussures, la pluie va les abimer, elles sont claires et en daim. J’aurais dû les imperméabiliser. J’y pense toujours, mais ne le fais jamais. Ça ne sent pas bon, c’est une odeur qui reste et accroche. Même si j’utilise ce spray à l’extérieur, ça se propage, ça fait son chemin à l’intérieur. Et, après, je me fais engueuler pour avoir pollué la maison. C’est pire que le purin ces sprays imperméabilisants. Mes belles chaussures vont donc prendre l’eau.
OK, c’est décidé, je rentre chercher un parapluie. Il faut que je change de chaussures, c’est ça qui m’a convaincu. Donc, autant faire d’une pierre deux coups et ramasser au passage de quoi me protéger de ce déluge. Je vais opter pour le grand.
Parapluie en main, je repars. J’ai encore de l’avance. Enfin je crois. J’ai hésité sur les chaussures. Sur la matière, pas longtemps : cuir. Il pleut, alors c’est le plus raisonnable. En tissu, ça va se détremper, même avec un parapluie. En daim, ça prendra certes moins l’eau, mais il y a un risque de tache. Et le daim, c’est compliqué à nettoyer. Le cuir, par contre, ça se nettoie facilement et ça a l’avantage d’être naturellement hydrofuge. Si j’ai hésité, c’est sur la couleur. Mes baskets en cuir préférées sont noires. Mais, je porte un jeans clair, avec une veste claire, ça n’ira pas ensemble. J’ai une très belle paire de baskets blanches, avec un léger liseré de couleur qui habille le tout. Mais blanc, même si c’est du cuir, je ne suis pas prêt à risquer de les gâcher par ce temps. J’ai donc changé de jeans, de pull, de veste. Une vingtaine de minutes plus tard, je sors enfin avec le grand parapluie et les fameuses baskets noires. Un coup d’œil rapide à ma montre m’indique que mon rendez-vous est dans plus d’une heure en fait. J’ai encore largement le temps de faire un saut à la librairie. Me voilà rassuré.
Parce que, ce livre, il me le faut. Il me trotte en tête depuis une semaine. Je l’ai vu en devanture, furtivement. Sa couverture m’a tout de suite alpagué. Blanche. Avec pour seule fioriture un titre. Écrit en grand, dans une police sobre et efficace, d’un bleu profond. Le grain du papier se laissait deviner à travers la vitrine. Doux, d’une rugosité légère sous le doigt, un peu buvard pourrait-on dire. Cette couverture immaculée a su me séduire. Il faut dire que j’ai un problème avec les livres qui ont une illustration criarde en couverture. Si je ne l’aime pas, je n’aimerai pas le livre. La première impression est primordiale, elle se doit d’être audacieuse, ou réconfortante, pleine de promesses. Je préfère donc quand il n’y a pas d’illustration du tout. Ce livre, de par sa nudité, sa blancheur, son absence de tout, m’a tapé dans l’œil. Un coup de foudre. Et je n’avais encore pas lu une seule ligne. Prometteur. Je suis tout excité.
Mais je n’avais pas le temps de m’attarder. Je me suis rapidement envoyé un message avec le titre du livre, que je parvenais tout juste à deviner à travers la vitrine. Un titre commun. Banal même. Depuis, il me hante.
J’arrive enfin à la librairie, à moitié trempé, malgré le grand parapluie. Il pleut à l’horizontale. Foutues bourrasques. Il n’y a personne. Enfin, c’est ce que je croyais. La boutique est petite, c’est vrai, mais la file s’étire jusqu’au fond. Une dizaine de personnes. Dix personnes, sérieusement ? Je dépose mon parapluie à l’endroit indiqué, au milieu d’une collection de toutes tailles et de toutes couleurs, créant un petit marécage au sol. Il y a vraiment du monde si j’en juge par le nombre de parapluies. J’aurais dû venir plus tôt. Je jette un coup d’œil à l’horloge au-dessus de la caisse. 28 minutes avant mon rendez-vous. OK, ça passe encore… si tout le monde se dépêche. Sauf que, évidemment, ici, personne ne se dépêche. C’est une librairie, on parle doucement, on marche à pas légers et lents. La météo doit renforcer cette injonction inconsciente : les gens avancent à la vitesse d’un escargot sous sédatif. Je me faufile discrètement entre deux étagères, direction le rayon des nouveautés. Le livre est là. Toujours aussi blanc. Imposant. Je le jauge. Il a l’air bien. Et si c’était un piège ? Il faut que je lise la quatrième de couverture pour me faire une idée plus précise.
Je l’attrape. Il est lourd, dense. Trop lourd pour les vacances, me dit une petite voix dans ma tête. Je la fais taire immédiatement. Non, c’est exactement ce qu’il me faut. Il est réconfortant. Le grain du papier est vraiment doux. Il peut, à ce prix-là ! Parce que, évidemment, il coûte cher. Bien trop cher pour un livre que je ne suis même pas sûr d’aimer. Il faut que je me décide, avant que mon cerveau parte ailleurs. Si j’attends, si je réfléchis trop, je vais me convaincre que c’est une mauvaise idée. Et après, il sera trop tard. Je n’aurai pas de livre pour les vacances. Je me décide à le retourner. Stupeur. Le résumé tant attendu est… bien maigre. Trois pauvres lignes rachitiques. Ça ne me suffira pas pour m’en faire une idée. Zut, il va falloir que je demande conseil à la libraire. Mais je n’ai pas le temps. Je lis, déjà déçu, les quelques lignes. Je ne suis tout de même pas venu pour rien, alors tant que j’y suis… Stupeur à nouveau. C’est dérangeant. Merde. J’aime bien. Les mots sont justes. Ils résonnent. La ponctuation les rythme, comme je l’apprécie. Il y a quelque chose de génial. J’en veux plus. Aucun indice sur l’intrigue. Tant pis.
Sans plus attendre, je prends ma place dans la file, le livre calé sous le bras. Mes chaussures font un bruit spongieux à chaque pas. Fais chier, le grand parapluie et le cuir n’auront pas fait face au déluge. J’aurais dû prendre le bus. C’est là que je remarque que la file n’avance pas. Une minute de perdue. Et encore une, et encore une. Mais pourquoi fichtre n’avance-t-on pas ? Je vois le premier de la file discuter avec la caissière. Tranquillement. Ils échangent des sourires, des mots doux, comme s’ils avaient tout leur temps. Je les fixe avec insistance, espérant les faire se rendre compte que non, ils n’ont pas tout leur temps. On n’est pas à un speed dating ici, c’est une librairie. Je commence à taper du pied. Si je rate ce rendez-vous, ça sera de ma faute. Pourquoi fallait-il que je vienne maintenant, sérieusement ? Je jette un coup d’œil à mon téléphone. 17 minutes. Je calcule. Si je sors dans 7 minutes, il me restera dix minutes pour aller au rendez-vous. Avec la pluie et le monde sur les trottoirs, ça va être limite. Mais jouable. Allez, avancez ! Je fais tourner le livre dans ma main, comme pour évaluer son poids, son épaisseur. Une petite angoisse commence à monter. Et si ce n’était pas bien ? C’est peut-être un achat impulsif… C’est toujours ça, le risque avec ces bouquins. Ils ont des titres accrocheurs, des promesses d’évasion, mais parfois, ce n’est que de la poudre aux yeux. Des mots vides de sens. Et là, à ce prix-là, je me sentirais vraiment mal. Et si, par malheur, je me retrouve à lire des chapitres entiers qui m’ennuient, avec des phrases alambiquées, où le seul rythme, c’est celui de ma frustration qui monte ? Je soupire. Ça n’avance toujours pas. Je leur donne encore une minute. Après, j’irai reposer le livre. J’attraperai mon parapluie et je ne reviendrai pas.
La caissière… la discussion est interminable. Elle prend son temps, chaque phrase est une valse lente, chaque billet rendu une cérémonie. Pour l’amour du ciel, avancez. Je regarde mon téléphone à nouveau. 15 minutes. Ça commence à être serré. Très serré. Et maintenant, il y a aussi ce type devant moi, qui a sorti un parapluie dégoulinant et qui vient de le poser, sans gêne, juste à mes pieds. Je lève les yeux au ciel. Les gens n’ont vraiment aucune tenue. J’entends la caissière qui rigole encore avec le client. Elle parle de la météo. La météo. Dehors, les gouttes tambourinent contre les vitres. J’hésite à lui proposer de venir ici, à ma place, dans cette mare de parapluies mouillés, pour mieux apprécier. Le client, lui, sourit en hochant la tête. Il n’a pas l’air pressé non plus. Personne n’a l’air pressé dans cette foutue file.
14 minutes. Je vais craquer. Je serai venu pour rien. Mais quelle idée j’ai eue ! Si je n’avais pas hésité sur le parapluie et sur les chaussures… J’ouvre le livre. Il faut que j’occupe mon esprit. Pitié, faites que ce soit bien. À l’intérieur, de longues phrases m’attendent, des paragraphes serrés. Ça sent l’intellectualisme à plein nez. Il est encore temps de le reposer. Non. J’ai fait tout ça pour l’avoir, ce livre. Ce sera mon compagnon pour les vacances, mon ticket pour l’évasion, pour fuir les discussions inutiles. 14 minutes. Bon, là, ça devient vraiment critique. Je me décide à lâcher un soupir sonore. Voilà, maintenant c’est moi l’impoli. Le client, enfin, termine son paiement. Il prend son temps, évidemment, pour ranger son portefeuille. La caissière lui sourit une dernière fois avant de lever les yeux vers moi. Elle a l’air si sereine. Trop sereine. J’avance d’un pas, le livre en main, déjà prêt à l’abattre sur le comptoir. Je jette un coup d’œil à la file derrière moi. Les autres clients sont détendus. Moi, j’ai la jambe qui tremble, les idées qui fusent. Je tends le livre, je sors ma carte. Je suis presque libre. Je le savais, j’aurais dû prendre le petit parapluie : il ne pleut plus.
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